1- La mort des enfants d'Aharon est-elle une condamnation de l'ambition?
Le début de la Parasha de la semaine relate le décès des enfants de Aharon (Nadav et Avihou) qui sont morts “en se rapprochant de D’”, en “apportant un feu étranger que D' n’avait pas demandé”. Il y a beaucoup de commentaires sur la mort des enfants d'Aharon. Le Orah Haim Hakadosh n'écrit pas moins de 42 interprétations et possibles explications. La raison de cette profusion de commentaires tient peut-être au fait que selon les kabbalistes, analyser la mort des enfants d'Aharon est une “segulah” (une combine) pour l'expiation des fautes.
Le midrash Tanhumah affirme que la raison de la mort des enfants d’Aharon est l’ambition. Lorsqu'ils marchaient dans la procession derrière Moshe et Aharon ils se disaient : “quand est-ce que ces deux vieux-là vont mourir pour que l’on puisse prendre leur place”. Il est évident que les enfants d'Aharon étaient des justes. Moshe a même dit à son frère peu après la mort de ses enfants qu'il avait reçu une prophétie dans laquelle D' lui disait de manière allusive que Nadav et Avihou étaient d'un niveau spirituel supérieur au leur. L’ambition de ces jeunes était de prendre la place de leur oncle et de leur père parce qu'ils pensaient sincèrement être capable de faire mieux pour leur communauté. Ils n'avaient aucune haine ou animosité contre Moshe et leur père. Il semble bien qu’ils avaient raison puisque D’ leur fait l’éloge dans la prophétie. Malgré tout ils sont punis de mort instantanée. Pour quelle raison? Pourquoi D' condamnerait-il une ambition juste et bien intentionnée?
2- Le culte rituel comme un rempart contre l'ambition.
La Torah semble dire à Aharon: “Saches que si tu veux éviter les erreurs de tes enfants, la solution est le service de Yom kippour qui consistera à entrer une fois par an dans ma demeure avec de l'encense et des sacrifices suivant un processus bien établi immuable et cyclique”. En quoi ce cérémonial cultuel peut-il être une prévention contre l'ambition? La solution face à cette tentation de dépassement serait apparemment le service annuel de Yom kippour. Mais comment comprendre la relation entre la mort des enfants de Aharon et le cérémonial de Yom kippour?
3- “Tu aimeras ton prochain comme toi-même”
Une grande règle de moral sans aucun doute. Pourtant Hitler (ym”s) comme Ben Laden (ym”s) auraient pu être d’accord. Dans un deuxième passage de la Parasha nous lisons le verset “Tu aimeras ton prochain comme toimême” sur lequel Rashi commente des propos de Rabi Akiva qui disait : “Ceci est une grande règle de la Torah.” C'est très joli certes, mais ça sonne tellement creux que ça aurait pu venir de la bouche de Ségolène Royal! On ne peut pas établir une morale en se référant sur des sentiments encore moins sur un sentiment aussi vague qu’on appelle communément “amour”. Les chasseurs chassent par amour de la nature. Qui aime bien châtie bien. Sans vouloir choquer, le stéréotype de la mère juive est une mère qui étouffe ses enfants par amour. Comment donc interpréter ce verset et que veut dire Rabi Akiva?
Quand on lit les commentaires des décisionnaires, on voit que ce verset “ tu aimeras ton prochain comme toi-même” n'a pas du tout été pris à la lettre. Comme le remarque Nahmanide un autre verset dit aussi “ton ami vivra avec toi”. Rabi Akiva en déduit “ta vie passe avant celle de ton ami”. Ce commandement d’aimer son prochain comme soi-même est une généralité qui n'établit pas une règle d'action, mais indique plutôt un état d'esprit. Comme dit Nahmanide chacun doit souhaiter le bien de l'autre comme il souhaite son propre bien. Mais pourquoi est-ce si important au point d'être “une grande règle de la Torah”?
Le talmud dans le traité Shabbat rapporte l'histoire d'un homme qui voulait se convertir à condition qu'on puisse lui enseigner la Torah sur un pied (c’est-à-dire le temps qu'il pouvait tenir sur un pied). Hillel ne le repousse pas. Il lui dit qu’il est possible de résumer la Torah au précepte suivant : “ne fais pas à ton prochain ce que tu n'aimes pas que l'on te fasse”. “Tout le reste n'est que commentaire va l'apprendre” lui dit-il. Ce passage est étonnant car on sait que l'on accepte les convertis que s’ils acceptent sur eux-mêmes la totalité des mitsvots. Comment alors expliquer ce que dit Hillel? De plus le verset qui suit le commandement d'aimer son prochain décrit l'interdit de s'habiller avec des vêtements en laine et en lin. Comment ce commandement par exemple pourrait-il être déduit du précepte d’Hillel?
4- La société de production et de consommation vue comme une société foncièrement fasciste.
Ici je dois citer Durkheim un auteur juif qui comme Spinoza est à la fois croyant et athée. (Durkheim est en quelque sorte la version ashkénaze de Spinoza). Tout comme Spinoza il ne croit pas à un dieu transcendant la réalité. Il pense qu'il y a un dieu dans le réel immanent. A la différence du maître d’Amsterdam qui voit dieu dans la nature ou la matière, Durkheim qui est un mystique le voit dans les faubourgs, dans les rues, dans la société. C'est un dieu créé par l'homme mais nécessaire à l'homme. L'homme a la nécessité vitale de s'identifier au groupe ou à la société dans laquelle il évolue. Pour Durkheim cette identification au groupe c'est dieu. Ici il faut faire un rapide parallèle de la pensée de Durkheim face à la littérature rabbinique classique. Cette théorie de “l'hypostase sociale” se trouve dans le Kouzari qui explique le verset “Ecoutes Israël Adonai (c’est-à-dire mon Maître) est notre D’ Adonai (mon Maître) est Un” comme le rapprochement, l’identification de sa propre conception de D' avec celle du groupe nécessairement plurielle. Dans le verset “Notre D’” est un double pluriel. En effet Elohim est pluriel et signifie le Maître des puissances. Le suffixe nou invoque aussi le pluriel en référence au groupe (notre D’). Cependant selon la Torah et contrairement à Durkheim, ce D’ n’est évidemment pas une pure fiction de l'homme. Il est transcendant. C'est ce que veut dire la suite du verset “D' est Un”, c’est-à-dire au dessus de l'univers.
Baudrillard qui pourrait être le penseur religieux le plus important pour les prochaines générations a démontré sur ce point l'erreur de Durkheim. Si l'identification à la société représentait tout pour la civilisation et pour l'homme, comment comprendre que la société et ses valeurs changent? En effet si la société évolue, c'est qu'il y a des forces qui la manipulent. Donc elle ne peut être dieu!
5- Identification à la société comme une cause du fascisme.
Par quoi aujourd'hui passe l'identification à la société? Par la consommation ou la production (ce qui revient au même). On fait parti du groupe parce qu’on est performant et productif ou qu’on gagne plein d’argent. On peut aussi s’identifier au groupe parce qu’on a le bon jeans, le bon blouson ou le bon portable par exemple. La consommation comme le dit Baudrillard est devenu aujourd'hui un rituel religieux. Elle aurait même un rôle mystique puisqu’elle cherche à combler un vide spirituel. Dans une lecture durkheimienne elle serait l'identification au groupe.
Adorno dans une enquête sur les causes de l'antisémitisme et du fascisme, découvre que la possibilité du fascisme est très présente dans toutes les sociétés des pays démocratiques et même peu après la Shoah. Il incrimine la volonté et la nécessité de l'homme à rechercher une autorité. Il pense que les causes du désir fascisant trouvent leurs origines dans la famille. Ce serait une éducation trop autoritaire des parents qui conduirait les enfants à rechercher une autorité et à s’identifier à un pouvoir. Ainsi dans la conclusion de son enquête il affirme que l'espoir ne peut venir que de la famille qui peut soustraire l'enfant à la culture de masse et au lavage de cerveau des medias qui sont le terreau du fascisme puisqu'ils nient l'homme dans son individualité. Avec un cheminement différent Hannah Arendt arrive aux mêmes conclusions. Ma critique sur Adorno et Arendt sur ce point est radicale: quelle naïveté!
L'expérience semble montrer qu'il peut y avoir fascisme sans éducation autoritaire et sans culture de masse parce qu’il vient justement de la masse elle-même. C'est par définition la nécessité de s'identifier au groupe. L'identification par la production ou la consommation n'est qu'une autre manière d'être fasciste. Lorsque l'on a voulu débattre de l'identité nationale, on a été obligé de la définir en rapport à la productivité de l'individu dans la société. Cette identification de l'homme par sa productivité et sa performance est évidemment un fascisme parce qu’il nie son individualité. De plus la société de production et une société de jalousie et de haine concurrentielle. Comment en sortir?
Nietzsche dit que “la solution des problèmes de l'Europe ne peut venir que des juifs”. Qu’est-ce que cela veut dire?
6- Le judaïsme comme étant la solution face au fascisme. Adorno explique la haine antisémite par le fait que le juif est souvent vu comme celui qui ne cherche pas la force et le pouvoir et qui est quand même heureux. Ceci est perçu comme une insulte pour celui qui recherche le pouvoir et qui s'identifie à la société de production car cela remet radicalement en question son “hypostase sociale”. Il doit donc éradiquer le juif. La société de consommation et de production aime le pauvre à condition qu'il jalouse le riche, qu'il se culpabilise de sa condition. Si par contre le pauvre est heureux d'être pauvre, de vivre à 10 dans un deux pièces et ne fait rien pour changer sa situation, ça devient un rebus humain!
C’est la vision actuelle de la société face à la pauvreté. Dans la Torah par contre, on accepte le pauvre comme un être heureux. On crée des pauvres presque pour le plaisir d'en avoir. La tribu de Lévi ne peut pas recevoir de terre selon la loi. Presque un dixième de la population est ainsi structurellement destiné à vivre de la charité des autres sans pour autant se sentir coupable de ne pas travailler. Comme le dit le Kouzary la tribu de Lévi est consacrée uniquement à la composition musicale des chants pour le Temple. Ce sont des intermittents du spectacle, des cigales fières d’elles-mêmes. Ils sont en plus considérés par la Torah comme de heureux élus. C’est la tribu de Moise et Aaron! Comment est-ce possible ? Comment peut-on s'identifier à la société sans se référer à la productivité?
7- La libération c'est le don de la Torah.
La Guemara dans le traité Berahot explique le verset suivant: “je vous ai donné un bon business, c'est ma Torah ne l'abandonnez pas”. Le Talmud se pose la question suivante: pourquoi la Torah est-elle un “bon business”? Il répond parce qu’en général lorsque un vendeur vend un objet il est triste de s’en être séparé. Prenons l'exemple de quelqu'un qui quitte sa maison. L'acheteur est heureux mais l’ancien propriétaire est toujours un peu triste d’avoir vendu son ancienne demueure. La Torah est un bon business car l’élève a enrichi ses connaissances sans pour autant que son maître ait perdu quoique ce soit. (Je cite ici la version du midrash Rabah qui est un peu différente de celle du talmud 5 qui parle du rapport de l'homme à D'). Mon maître Rabi Yaacov Toledano zal avait l'habitude de différencier les sciences de la Torah dans l’optique précédente. Il disait que toutes les sciences profanes ont pour but la création d'un objet, ou de quelque chose. Si j'apprends par exemple à quelqu’un comment faire une bombe atomique, je me retrouve face à un concurrent potentiel capable de faire comme moi. La Torah a cette spécificité qu'on l’étudie pour étudier. La mitvah de l’étude est une fin en soi. L’étude n'a pas de finalité productive.
La Guemara dans le traité Sanhédrine montre que beaucoup de commandements de la Torah n’auront jamais d’application pratique dans la réalité. Les cas du fils rebelle ou de la ville excommuniée sont difficilement imaginables. Ces cas ont été donnés à l'homme pour qu'il les étudie tout simplement. En réfléchissant là-dessus il est ainsi capable d’instaurer un dialogue avec autrui complètement désintéressé.
J'écoute l'autre pour l'écouter et je lui parle pour lui parler. La Guemara dit “n’est libre que celui qui étudie la Torah”. La Torah c'est la libération de la nécessité de performance.
8- Le don de la Torah comme la possibilité de dialoguer et de s'aimer.
Selon certains midrashim les juifs connaissaient déjà les mitsvots avant le don de la torah. Ce qui a été donné au Sinaï ce n'est pas la conclusion de la Halacha mais plutôt un texte que chacun peut interpréter et discuter de manière gratuite puisque la conclusion serait déjà fixée. C'est ce que dit Rabi Akiva: “Tu aimeras ton prochain comme toi-même c'est une grande règle dans la Torah”. Cela n'est pas une règle morale pour dériver des lois. C’est plutôt la conséquence de l'étude désintéressée de la Torah. Elle crée la possibilité d’établir un lien avec autrui sans raison particulière. Cet échange devient une mitsva en elle-même. C'est aussi dans cet optique que l’on doit comprendre l’épisode du converti d'Hillel. Le converti avait déjà accepté l'application de la Halacha. Ce qui le dérangeait c'était l'étude de la Torah. A quoi sert-elle? A quoi abouti-elle? Ce à quoi Hillel répond: l'étude finit par créer un dialogue désintéressé avec autrui. “Tu aimeras ton prochain comme toi-même” ce n'est pas le sens des mitsvots mais celui de l'étude de la Torah. L’identification à la société peut ainsi être opéré par le rituel du temple ou de la prière qui est aussi exempt de toute recherche de performance. Ceci est ainsi contraire à la vision du rituel des enfants d’Aharon qui cherchaient dans le service divin un dépassement.
Pendant le Omer les élèves de Rabi Akiva sont morts parce qu'ils ne se rendaient pas les honneurs. Tout le monde se demande comment une erreur si minime a pu entraîner une telle punition. La réponse tient au fait que le sens même de l'étude de la Torah c'est d'honorer l'autre. Si quelqu'un étudie et n'honore pas son ami, il a tout perdu. Ils ne sont pas morts pendant la période qui sépare Pessah de Chavouot par hasard.
Pessah fête la libération de l'esclavage (c'est-à-dire de la logique productiviste). Isaac est né le jour de Pessah. Après la Akeida où il a la volonté farouche de se faire égorger, il devient aveugle et ne sort pas de chez lui durant tout le reste de sa vie selon certains midrashim.
Lorsqu'il y a des conflits avec les populations locales il n'a qu'une stratégie, la retraite. Il n’est pas puissant mais il est pourtant heureux. Il symbolise le faible heureux, le bonheur de celui qui sort de l'esclavage mais ne recherche pas la force. Chavouot fête le don de la Torah c’est-à-dire la possibilité de construire une société dans laquelle l'homme ne connaît plus la haine et la compétition acharnée.
Une société unie “comme un seul homme et un seul coeur” mais qui accepte aussi les individualités qui se trouvent en son sein dans un échange gratuit et désintéressé, condition nécessaire à un développement durable.
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