A l’heure des nations
Dans la parasha de la semaine la Torah nous relate les premières guerres de la conquête d’Israël. Elle évoque aussi les nations avec lesquelles les hébreux n'avaient pas le droit de combattre. Il y en avait trois : Edom, Moav et Amon. Au sujet de Moav, il est écrit “ne les provoque pas par la guerre car je ne te donnerai pas même la possibilité de faire un pas sur leur territoire”. Il faut remarquer également que la mort d’Aaron arrive au moment où les hébreux passent à côté du pays d'Edom et demandent à traverser son territoire. Certains commentateurs estiment que c'est parce que les enfants d’Israël ont voulu se rapprocher d’Edom qu'ils ont perdu le juste Aaron qui les protégeait et faisait résider la paix. Le talmud dans Pesahim 118 dit que “c'est parce que les juifs ont cherché la proximité d’Edom et son amitié qu'ils sont parti en exil”. Or on pourrait s’interroger sur le sens de cette punition. On sait en effet qu'en général D' ne punit que mesure contre mesure. Si par exemple quelqu'un vole il doit payer le double afin de lui faire sentir la perte qu'il a occasionnée à autrui. Or si les juifs sont fautifs pour avoir recherché la proximité des non juifs, pourquoi sont-ils punis par l'exil? Il aurait été plus logique de les punir par un enfermement ou un isolement. En quoi l'exil serait-il un obstacle à la fréquentation des non juifs? Ne voyons-nous pas au contraire que les juifs ont tendance à s'assimiler plus en exil?
Ce passage du talmud de Pesahim 118 semble contredire aussi un autre passage du talmud dans ce même traité (67). On peut lire que “l'unique raison pour laquelle les juifs sont partis en exil c'est pour accumuler des convertis à travers les nations”. Or il est clair que l'on ne peut faire des adeptes du judaïsme en restant à l’écart. Comme disait Baudrillard, le premier acte de séduction c'est de se laisser séduire soi-même. Si la torah ordonne d'aimer le converti (de la même manière que l'on aime D’) tout en le traitant d’“étranger”, c'est pour nous dire que c'est aussi en tant qu'étranger, c'est-à-dire en tant que juif à double culture qu'il faut l'aimer, et à travers lui sa culture aussi. On ne comprend donc pas très bien la raison pour laquelle le talmud page 118 émet tant de critiques face aux juifs qui ont cherché l'amitié des non juifs?
De plus dans la parasha, on nous dit que Moise a traduit la Torah en 70 langues (les langues de toutes les nations). Cette traduction avait pour but d’expliquer la Torah aux non juifs. Il y a donc visiblement la recherche d'un dialogue avec eux.
Dans la parasha D' interdit clairement toute guerre contre Edom (Esau) car leur territoire leur revient de droit. Pourtant lorsqu'on lit les prophéties de Ovadia qui ont lieu bien avant la destruction du temple par les romains et qui ne semblent pas liées avec cet événement, on peut lire que la maison de Jacob sera comme le feu est celle de Joseph comme une flamme tandis que celle de Esau (Edom) sera de la paille. Ovadiah lui-même un converti venant d’Edom finit sa prophétie en disant qu’il y aura nul survivant dans la maison de Esau. Pourquoi un tel changement dans la destinée d'Esau? Ce qui est aussi intéressant dans cette prophétie de Ovadia, c'est que le prophète met comme condition préalable à la destruction de Edom celle de ses sages. En effet les versets qui traitent de la fin d’Edom commencent ainsi : “ce sera en ce jour là et j'écarterais les sages d'Edom”.
Pourquoi l'annihilation de Edom passe d'abord par la destruction de ses sages?
Dans les Lamentations le prophète Jérémie s'interroge sur les causes de la haine des nations envers Israël. Dans le verset 21 du premier chapitre il dit “cette haine D' c'est toi qui la voulue” et Rashi interprète ce verset en citant le midrash suivant “Jérémie dit à D', la cause de l'antisémitisme ce sont les interdits de la Torah. En effet si les non juifs nous haïssent c'est par ce que nous ne mangeons pas la même nourriture qu'eux et que l'on ne se marie pas avec eux etc. C'est toi D' et ta Torah qui sont la cause de l'antisémitisme” (Ce n'est pas Badiou, c'est Rashi sur les Lamentations…). Et comme d'habitude dans les Lamentations D' reste muet. Il ne répond pas à l'interjection du prophète. C'est donc à nous de chercher une réponse.
Dans les Lamentations il y a un autre passage qui mérite réflexion. Dans le chapitre 4 verset 22 Jérémie dit “tes fautes sont expiées, filles de Sion, tu n'iras plus en exil, tes fautes sont révélées fille d'Edom, tu seras punie”. Pourquoi les fautes de Sion sont expiées par la destruction du temple?
D’après la Halacha. Le jour du 9 Av, il est permis de s'asseoir sur une chaise normale l’après-midi. On permet même à ceux qui travaillent parmi les non juifs de mettre des chaussures en cuir l'après-midi. Il est moins grave de travailler le 9 Av l'après-midi que le matin. On ne lit plus les Lamentations l'après-midi. Plusieurs décisionnaires pensent qu'il est interdit de fumer le 9 Av jusqu' à 1 heure de l'après-midi. Visiblement le deuil du 9 Av l'après-midi est plus cool que le matin. Or c’est assez etonnant car le talmud dit que c'est le 9 Av au soir avant le coucher du soleil que le feu à commencer à prendre dans le temple. Le temple a réellement brûlé le 10 plus que le 9. Il aurait donc été plus logique de lire les Lamentations l'après-midi et d’être plus sévère sur le deuil l’après-midi. Le Meam Loez répond en disant que lorsque le temple a été détruit les juifs sont devenus “essentiellement innocents” comme le dit le verset 4- 22 de Jérémie “tes fautes sont expiées, filles de Sion”. Le deuil ne porte donc pas sur la destruction du temple et l'exil qu'il engendre mais plutôt sur ce qui est la cause de cet exil.
Comment se fait-il que la destruction du temple rende les juifs “essentiellement innocents” même si ils ne font pas techouvah ? Comment se fait-il également que les conquérants qui sont les enfants d’Edom, deviennent subitement coupables ? On retrouve d'ailleurs cette idée dans le midrash sur les Lamentations de Jérémie qui raconte que les non juifs lorsqu'ils ont détruit le temple ont trouvé dans le Saint des Saints les chérubins enlacés. Les commentaires du midrash se demandent comment est-ce possible.
Le talmud dit ailleurs que les chérubins symbolisaient l'amour d’Israël avec D', et que miraculeusement lorsque les juifs ne faisaient pas le bien, les chérubins se donnaient le dos au lieux de s'enlacer. Comment se fait il donc que les romains aient vu les chérubins enlacés alors que les juifs étaient pervertis? Les commentateurs répondent que lorsque D' avait puni les juifs par la destruction de Jérusalem, Jérusalem avait en fait expié leurs fautes. D’ les aimaient à nouveau. Ceci est tout à fait étrange si on sait que les juifs n'avaient pas fait techouvah à ce moment. Car si ils avaient fait techouvah, ils n'auraient pas été détruits.
Faut-il voir ici l'idée chrétienne d’une souffrance rédemptrice par ellemême? Une autre question à la fin de la Haftarah de la semaine (le début de la prophétie d'Isaïe) nous lisons “Sion sera rachetée par la justice et ceux qui y reviendront par la tsedaka”.
Dans une lecture littérale du texte le mot “tsedaka”se traduirait par “équité”. En effet dans tout le passage Isaïe reproche à Israël et à Jérusalem de pratiquer le vol et l'injustice.
(Je ne peux pas m'empêcher de traduire ce verset d’Isaïe qui semble parler du gouvernement israélien et qui semble avoir été écrit hier : “tes chefs sont corrompus un groupe de voleur qui recherchent les pots de vin et les honneurs”). Pourtant le talmud dans Shabat 139 déduit de ce verset d’Isaïe que la rédemption ne peut venir que par la charité “la tsedakah”. Cette interprétation du talmud pose problème car le verset lui même dit au début “Sion sera rachetée par la justice,” et pas par la tsedakah! Et même si on traduit tsedakah par charité, la charité ne vient que dans un deuxième temps pour racheter ceux qui retournent à Jérusalem après sa reconstruction. (Le Maharsha pose cette question). Il est intéressant de remarquer que la même interrogation se pose sur Maimonide qui dit dans les lois du don au pauvre que la rédemption ne peut venir que par la charité alors que l'avis du Tour (un décisionnaire du moyen age) parait plus logique lorsqu'il dit dans le premier chapitre du Hoshen Mishpat que la rédemption ne peut venir que par la justice et l'équité en citant le même verset. Il faut donc corriger la lecture du verset du talmud dans Shabat et l'avis de Maimonide. Dernière question avant de donner quelques éclaircissements. Le Kuzari remarque qu’à travers la bible la prophétie se manifeste aussi bien en Israël qu'en Egypte ou en Irak. Il montre en fait que la sainteté d'Israël n'est pas limitée par le Jourdain et la mer méditerranée comme on aurait pu le penser, elle s'étend du Nil à l'Euphrate. Comment se fait-il que les frontières politiques d’Israël commandées par la Torah ne suivent pas les frontières de la sainteté de la terre? En effet ceux qui ont suivi la parasha de la semaine dernière ont sûrement remarqué le pointillisme de la Torah dans la définition des frontières politiques d'Israël qui n'incluent pas l'Irak ou la Jordanie mais qui s'arrêtent au jourdain. De plus la Torah ordonne très méticuleusement de conquérir entièrement ces frontières alors qu'elle interdit également de prendre la taille d’un pied chez les voisins Edom, Amon et Moav. Quel est le sens de cet mitsva ?
En fait pour répondre à toutes ces questions il suffit de lire un passage de Nietzsche de son oeuvre “Par-delà le bien et le mal” : “ Ainsi en politique un homme d'état leur dresse-t-il une nouvelle tour de Babel, quelque monstrueux empire d'une monstrueuse puissance? Ils le tiendront aussitôt pour grand, peu importe que nous, plus prudent et moins excessifs nous ne renoncions pas à notre ancienne croyance qui veut que seule une grande pensée confère de la grandeur à un acte et à une cause! Supposons qu'un homme d'état mette son peuple dans une situation qui l'oblige à faire cette grande politique, pour laquelle la nature l'a mal doué et mal préparé, et qu'il lui faille sacrifier ses anciennes et sures vertus au profit d'une douteuse médiocrité... un tel homme d'état serait il grand? “Incontestablement lui répondit avec vivacité l'autre vieux patriote sinon il n'aurait pu réussir dans son entreprise. “...quant à moi plonge dans mon bonheur et au delà d'une dispute de ce genre je songeais que le fort trouverait bien vite un plus fort, et que l'aplatissement spirituel d'un peuple ne peut manquer d'avoir une compensation, le progrès spirituel d'un autre peuple qui devient plus profond”.
Que dit Nietzsche? Il dit tout d'abord qu'un état qui veut s'étendre s'oblige à une perte de sens et à une perte d'identité. Si la nation veut garder une identité et une profondeur elle doit connaitre ses frontières. Elle sait ce qui est nécessaire à son accomplissement en tant que pays. On comprend mieux pourquoi la Torah s’applique à définir scrupuleusement les frontières d’Israël.
Nietzsche dit aussi qu'une nation victime de la volonté d'expansion d'un autre pays est condamnée par une sorte de mécanisme à retrouver sa profondeur et son essence en tant que nation. On comprend donc bien l'explication du verset des Lamentations où Jérémie dit “ tes fautes sont expiées, filles de Sion, tu n'iras plus en exil ”. En effet maintenant qu’Israël est victime de l'agression d'un peuple expansionniste. La nation est condamnée à faire techouvah, à un retour sur elle-même, à retrouver son identité. Il n'y a donc plus lieu de s'endeuiller l’après midi du 9 Av. C'est ce que le talmud veut aussi signifier lorsqu'il dit que le messie est né le 9 Av. Le 9 Av s'est produit le mouvement mécanique décrit par Nietzsche du retour sur soi et qui ne peut qu’aboutir à une rédemption finale. On comprend aussi pourquoi du même coup le futur d'Edom est compromis. Tant qu'Edom garde ses frontières comme il le fait dans le livre des nombres et du deutéronome alors il a un futur. C'est notre frère. Des qu'il les dépasse, et qu'il devient la créature des joncs du “kaneh” ( kaneh en hébreu veut dire jonc mais aussi l'avoir et l'acquisition) dit la guemarah Pesahim 118, il perd alors sa nature en tant que nation, il est donc déjà mort. C'est ce que dit Ovadia “et ce sera ce jour là et je détruirais les sages d'Edom”. L'expansion de la civilisation de l'acquisition et de l'avoir entraîne sa perte de sens et sa destruction à long terme comme l'explique Nietzsche.
Avant la destruction du temple tous les prophètes exhortaient les juifs à l'alliance avec Rome même si elle devait entraîner la perte de l'indépendance nationale. Les juifs n’ont pas voulu écouter les prophètes ou les sages. Ils se sont obstinés à vouloir être une nation comme les autres, un peuple libre sur sa terre. C'est cet attachement au sol qui est puni d'exil. Les juifs auraient pu rester en Israël avec le temple s’ils n’avaient pas été obnubilés par la volonté d'avoir. C'est ce que dit le talmud dans Pesahim 118. C'est l'amitié avec la créature des joncs (qui veut aussi dire l'acquisition) qui entraîne l'exil la perte de racine et une perte d'identité dans l'exil parmi les nations. Tout ce que reproche Jérémie dans la haphtarah c'est l’attachement à la possession (les pots de vin, le vol…).
On peut du même coup comprendre le passage du talmud de Shabat. En effet la justice et la charité c'est la même chose. Dans la charité il ne faut donner qu’à la condition de ne pas être lésé par le don qu’on fait. Le talmud dit que tout celui qui a pitié alors qu'il devrait être cruel sera cruel lorsqu'il faudra avoir pitié. Sa vie passe avant celle de l’autre selon la Torah. Il faut être conscient de ce que l'on a clairement besoin par la justice pour ensuite pouvoir donner ce qui pour nous est un surplus. Il faut d’abord être juste, c'est à dire conscient de ce qu l'on est et de sa vraie nature ainsi que de ses besoins pour pouvoir ensuite donner. C'est ce que dit le verset “Sion sera racheter par la justice” ceci est la première étape, dont la finalité est de donner la possibilité à ceux qui y retourne de donner la charité.
Nietzsche dit exactement le contraire de ce que dit Badiou quand il dit que c'est en oubliant la Shoah que l'on pourra régler le conflit israélo-palestinien. Et ben non philosophe du dimanche, c'est le particularisme nationaliste qui est garant de la paix, pas l'internationalisme qu'ils soit communiste ou capitaliste. C'est lorsque l'on a une conscience claire de ce que l'on est, de sa particularité, et de ses intérêts spécifiques que l'on peut créer une relation saine à l'autre. C'est ce que dit aussi le talmud Pesahim 67 : c'est l'exil (c'est-à-dire le détachement à la possession et un retour au sens) qui permet de faire des convertis.
Il reste cependant une grande question à résoudre. Si pour Israël l'identité nationale est définie dans un rapport à la Torah. Pour les nations à l'heure actuelle avec la mondialisation, le métissage et la mobilité des populations, on se demande autour de quelle identité elles pourraient se retrouver? Où pourraient-elles retrouver un sens qui ne soit pas celui de l'expansion (Europe en Turquie, guerre en Irak) qui ne fait que découler du vide de l'identité nationale et du sentiment d'absurdité? Il y a mon avis deux solutions possibles, l’une talmudiste et l'autre nietzschéenne.
Le talmud dans Yebamoth 63 en commentant une prophétie très étrange d'Ezekiel (où le prophète décrit très longuement le succès commerciale de la ville portuaire de Tyr qui se termine avec la chute de cette cité avec des versets disant “que tous les marins vont poser leurs rames et se mettront à travailler la terre”) voit dans cette vision une projection des temps messianiques où les peuples arrêteront la course à la richesse commerciale pour se consacrer au travail de la terre, à la mise en valeur de l'environnement. Ce rapport à un territoire déterminé recréerait une idée saine de nation. Par contre Nietzsche qui a l'air plus croyant que les sages du talmud dit dans la Généalogie de la Morale qu'il n'y a d'avenir en Europe que par le judaïsme, pour lui c'est à travers le rapport à Israël et la Torah, (qui s’adresse aussi de manière indirecte aux non juifs puisqu'elle est traduite en 70 langues), que les nations pourraient retrouver une identité qui les sortiraient de l'absurdité dans laquelle elles sont plongées.
PS : Lorsque j'ai parle d'internationalisme du capitalisme et de sa volonté expansionniste qui est un corollaire de son fondement absurde de négation de l’identité, j'ai ensuite prédit une guerre inévitable sur le long terme entre les grands bloc capitalistes indien chinois, américain et européen qui ont les mêmes intérêts. Cette idée, bien que probable est contestable car comme me l'on dit les “x-men de la finance” qui constituent une grande partie de mon auditoire, le capitalisme est une “win-win situation” tout le monde y gagne, pour eux le grand capitalisme internationalisé jumelle les intérêts des nations et peut être le garant de la paix. Il n'empêche que Ben Laden et le fondamentalisme musulman semble montrer au contraire l'homme est incapable de vivre sans identité propre.
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