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Writer's pictureRav Uriel Aviges

Intuition, raison et vérité

Propos recueillis par Alexandre Nemni pour https://www.leclaireur.org


Rav Aviges, comment concilier l’idée de vérité avec l’existence d’interprétations multiples de la Tora et de divergences quant à la loi juive (halakha). N’existe-t-il de vérité que subjective ? De même, le fait que la tradition juive déclare qu’il y a « soixante-dix facettes de la Tora » signifie-t-il que tous les avis sont défendables ?

Pour répondre à votre question, je dois d’abord souligner la conception originale que le Talmud propose de la raison et de l’intuition. Dans le traité Baba Batra (p.12a), on s’étonne de la possibilité même que deux rabbins puissent avoir le même avis. On déduit de cette possibilité que l’interprétation de la Tora ne se base pas que sur la logique mais qu’elle requiert aussi une intuition prophétique. Le Talmud suggère ici que la raison de chacun entraîne une diversité d’opinions, alors que c’est la sensibilité – disons l’intuition – qui rassemble. Cette optique s’oppose à la pensée occidentale qui considère au contraire que la raison est objective, démontrable et donc universelle, tandis que la sensibilité serait subjective donc personnelle (comme le dit en effet le proverbe : « Des goûts et des couleurs, on ne discute pas »). Pour le Talmud, au contraire, les perceptions sensibles et les intuitions des différents êtres humains sont semblables et constitutives d’une vérité universelle, tandis que les raisonnements logiques sont subjectifs, car, toujours selon le Talmud, toutes les constructions logiques reposent sur l’interprétation d’une expérience. La logique n’est pas une abstraction pure, c’est une construction qui débute par l’interprétation d’une expérience personnelle vécue. Or, le vécu et l’expérience de chacun sont uniques et de ce fait la logique et la raison de l’un sont différentes de celles de l’autre. Il en résulte que si deux personnes ont le même avis, c’est parce qu’elles suivent leur intuition davantage que leur raison. Or, la sensibilité objective collective est la base de l’instinct prophétique. Autrement dit, la vérité est subjective si elle repose sur la raison, alors qu’elle devient objective si elle se base sur l’intuition et le rapport au monde sensible. Le prophète Moïse peut édicter la Loi objective (« Tora de vérité ») parce qu’il a accès à la sensibilité objective universelle. La parole du prophète ne se démontre pas.

En revanche, dans l’univers des sages, un avis devient valable pour celui qui l’énonce si sa structure logique est démontrable et qu’elle se tient. Mais il n’est pas recevable si sa construction logique se révèle bancale ou fausse. Un avis est donc défendable si le raisonnement sur lequel il repose est démontrable. Dans ce cas, l’avis est vrai pour celui qui l’énonce s’il le comprend, ou, dans une moindre mesure, s’il y croit. Cette négation radicale de la « raison pure » par la tradition juive entraîne aussi le fait que le sage ne peut pas contester la prophétie.

Ainsi, tous les avis sont défendables dans la halakha s’ils s’appuient sur les textes révélés (la prophétie considérée comme objective) et qu’à partir de là ils reposent sur une construction logique (qui est subjective mais qui doit être argumentée et cohérente, même si un autre avis, tout aussi légitime, aboutira – selon une construction rationnelle différente – à une tout autre conclusion. Tous les avis ne sont donc pas légitimes : ils doivent être fidèles aux sources et être argumentés rationnellement.

Il y a quelques mois, l’assassinat tragique de Samuel Paty fut l’occasion pour tous de rappeler l’importance de la liberté d’expression. Quelques semaines plus tard, cependant, certains exigeaient l’interdiction sur les réseaux sociaux ou dans la presse de discours complotistes ou de propos opposés au vaccin anti-Covid. Dans la tradition juive, y a-t-il une limite à la liberté d’expression ? Peut-on tout dire ?

Dans la loi juive, la liberté d’expression est limitée dans deux grands domaines. Le premier c’est l’interdit des propos médisants (il s’agit donc d’une règle régissant le rapport à autrui). La condamnation du lachon hara est un sujet complexe en droit hébraïque. Le second, c’est l’interdit de maudire Dieu, d’épeler son nom et d’inciter à l’idolâtrie. L’interdit de maudire Dieu n’est formellement transgressé que si l’on souhaite que « Dieu se maudisse lui-même », ce qui revient en fait à considérer que le monde serait insensé. Finalement, on ne doit donc dénigrer ni autrui ni le Créateur.

Pourquoi ces limites à la liberté d’expression ? Pour bien le comprendre, il faut savoir que la tradition juive ne voit pas dans la parole un simple outil de description du réel. La parole (à commencer par celle de Dieu qui crée en parlant) est performative, créatrice d’une nouvelle réalité. Lorsqu’on parle négativement d’une personne ou d’une situation, notre discours va nous amener à remarquer encore plus distinctement les défauts et les inconvénients de cette personne ou de cette situation. En revanche, si l’on parle positivement d’un individu ou d’un état de fait, on deviendra plus sensible à ses avantages ou à ses qualités. Comme le dit Na’hmanide, c’est la parole qui crée les sentiments et qui oriente les actions d’une personne. Selon lui, si un homme veut changer sa conduite et sa pensée, il doit d’abord changer sa manière de parler car, à terme, les actions d’un homme finissent toujours par s’aligner sur son discours. En disant quelque chose, on le fait advenir. La parole n’est pas la description des pensées ou des sentiments d’un homme, elle en est la matrice. La parole est un acte et, à ce titre, elle doit être encadrée par la loi.

Les nouvelles technologies de l’information et de la communication permettent une incroyable facilité d’accès à l’information mais aussi la prolifération de fake news ou de propos criminels. La tradition juive condamne-t-elle le fait de faire circuler de fausses informations ? Et qu’en est-il du fait de les relayer (de bonne ou de mauvaise foi) ?

L’information divise puisque la raison, je vous l’ai dit, est subjective. Or, toutes les informations sont soit des sources de raisonnement, soit les fruits de raisonnement, soit les deux. Il en résulte que, contrairement à ce que disait Deleuze (conférence « Mardi de la fondation » du 17 mars 1987), les informations ne sont pas « des mots d’ordre », ce sont au contraire des sources de discorde et d’opinions dissonantes. De ce fait, il n’est pas certain que toutes les informations doivent être relayées.

Dans la tradition, on trouve une idée qui va vous surprendre et que l’on peut résumer ainsi : quand la société est soudée et unifiée, la pluralité des avis est la bienvenue et elle est féconde. Quand la cohésion sociale est menacée, en revanche, on ne doit pas susciter la controverse et la pluralité d’opinions. C’est dans cet esprit que Maïmonide explique, dans Le Guide des égarés (1,71), pourquoi la Tora orale ne devait pas être mise par écrit, de sorte à rester l’apanage d’une élite. Seule la Bible (Tanakh) devait être étudiée par tous, et non ses commentaires, au risque sinon d’une division au sein du peuple. Il écrit (à propos de cette interdiction d’écrire et donc de diffuser la loi orale) : « C'était là une mesure extrêmement sage à l'égard de la loi car on évitait ainsi les inconvénients dans lesquels on tomba plus tard, je veux dire, les nombreuses manières de voir, la division des opinions, les obscurités qui régnaient dans l'expression du rédacteur, l'erreur à laquelle celui-ci était sujet, la désunion survenue parmi les hommes, qui se partageaient en sectes, et enfin l'incertitude au sujet des pratiques. »

A contrario, le débat d’idées – et même les idées fausses et les informations erronées ! – est acceptable et fécond dans un cadre où la cohésion sociale n’est pas menacée et où la critique est possible. Auquel cas, toute idée, fût-elle incongrue ou douteuse, est opportune car stimulante, puisque l’erreur peut être créatrice de savoir. Le Talmud (Avoda Zara, p.35a) raconte que rabbi Ismaël interrogea son maître, rabbi Josué, sur une question rituelle : l’interdiction de manger du fromage des non-Juifs. Chaque réponse appelait une nouvelle question, puis le maître s’écarta délibérément du sujet. Pourquoi ? Car cette interdiction relevait en fait d’un décret rabbinique pris dans un contexte politique tendu et devait être acceptée « naïvement » par le peuple. Or, interroger les fondements juridiques, c’était en diminuer le caractère impératif, ce qui poussa rabbi Josué à formuler délibérément des réponses qu’il savait fragiles, voire fausses. De ce passage, on apprend que toute information n’est pas bonne à dire.

Dans le même esprit, le Talmud (Péssa’him, p.112) enseigne : « Si tu veux t’étrangler, accroche-toi à un grand arbre. » Ce proverbe signifie qu’on peut attribuer faussement un enseignement à un grand sage si on pense que c’est la seule façon de le faire admettre. Toutefois, le Talmud précise qu’il s’agit ici d’un enseignement inédit qu’il faut ancrer de façon efficace dans l’esprit de l’élève. On parle de ce qui est transmis à un enfant ou à un débutant qui n’ont pas la faculté intellectuelle de critiquer le savoir enseigné.

Le Talmud (traité Chabbat p.106) raconte encore qu’un sage délivra un enseignement devant rabbi Yo’hanan. Ce dernier lui dit : « Va enseigner cela à l'extérieur. Cette baraïta n'est pas digne d'être discutée dans la maison d'étude. » Ceci nous apprend que certaines discussions se faisaient en dehors des lieux d’étude classiques. Un enseignement erroné pouvait être délivré à l’extérieur, là où les sages pouvaient analyser les choses et élaborer des idées à partir de n’importe quelle source, même douteuse. Quand l’information peut être critiquée, vérifiée et discutée, tout peut se dire. Quand ce n’est pas le cas, tout n’est pas bon à dire.

Pour vous répondre de façon théorique, donc, c’est la nature du milieu où circulent les informations qui permet de déterminer s’il peut être ou non exposé à des informations non filtrées.

La crise sanitaire a souvent donné lieu à des suspicions de conflits d’intérêt. On attend des autorités scientifiques, des décideurs politiques, etc. qu’ils soient transparents en la matière (notamment s’agissant des liens avec l’industrie pharmaceutique). Que nous dit la tradition juive sur ces questions ? Peut-on être objectif quand nos intérêts sont en jeu ?

La Tora dit que le pot-de-vin (cho’had) « aveugle les yeux des sages » (Deutéronome 16,19). Jouant sur les mots, le Talmud explique que quand on reçoit une faveur de quelqu’un (par exemple un juge de la part d’une personne dont il doit examiner le cas), on ne fait plus qu’un (chéhou ‘had) avec lui, on devient partial, même inconsciemment.

Si l’objectivité d’un sage est altérée par un « lien d’intérêt » (noguéa badavar), ce sera le cas à plus forte raison chez un sot, dit le Talmud (Kétoubot, p.105b). C’est pourquoi il est interdit de rendre un jugement concernant un être cher (idem). Le Talmud raconte de nombreuses anecdotes de juges rabbiniques se disqualifiant eux-mêmes quand ils avaient préalablement reçu une faveur de l’une des parties. Un rabbin alla jusqu’à se disqualifier dans un jugement, l’une des parties lui ayant juste, par courtoisie, retiré une plume qu’il avait dans les cheveux.

Si nous devions appliquer ces réflexions à la vie civile et politique, on exigerait, notamment de la part des décideurs politiques, une totale transparence quant à leurs liens d’intérêt en leur demandant de ne pas se prononcer quand il y en a, car tout lien d’intérêt (légal) génère un conflit d’intérêt (illégal) au moment où une décision doit être rendue.

Mais il y a toujours une forme d’intérêt derrière une opinion. Dès lors, que devient l’idée même de vérité ?

En interdisant les pots-de-vin, la Tora établit une relation entre l’intérêt personnel et la rationalité. Comme nous l’avons dit plus haut, pour la Tora, la « raison » ou la logique ne sont pas l’expression d’une vérité absolue et objective, ce sont des constructions subjectives basées sur l’expérience personnelle et l’intérêt. La cohérence logique d’un discours n’est pas le garant de sa vérité objective. Cependant, cette optique semble ouvrir la porte au relativisme moral et même contredire le commandement inconditionnel de la foi : en effet, si la raison ne donne pas accès à la vérité, comment peut-on savoir si Dieu existe ou si la Tora est véridique ? Si l’on choisit de croire, ne le fait-on pas surtout par intérêt pour se rassurer ou se consoler ? Comment, dans ces conditions, la Tora peut-elle commander impérativement de croire et affirmer de manière absolue que Dieu existe ? Le rav El’hanan Wasserman pose toutes ces questions dans son livre Kovets Maamarim. Il y répond en posant l’évidence de l’intuition, comme prépondérante et supérieure face au doute que peut susciter la raison. Comme nous l’avons dit au début de cet entretien, pour la Tora, l’intuition donne accès à la vérité absolue. Or, intuitivement, l’homme pense que Dieu existe. Pour ma part, je dirais la chose suivante : le fait même de penser que notre raison est subjective, le fait même de savoir que l’on choisit consciemment ou inconsciemment de croire ou de ne pas croire à certaines valeurs, entraîne par là même l’idée que nous acceptons le fait que nous pensons par rapport à une vérité absolue à laquelle nous n’avons pas accès. Car une vérité ne peut être relative que si elle s’inscrit dans le rapport à une vérité absolue qui la dépasse. Il se trouve donc que, paradoxalement, lorsque l’on prend conscience que l’on choisit ses valeurs de manière partiale, on prend conscience du même coup de l’existence d’une vérité absolue qui dépasse notre raison. Il n’y a donc pas de contradiction logique à penser que, d’une part, la raison est subjective et biaisée, et que, d’autre part, Dieu existe et que nous avons accès à lui par la « négative », à travers notre raison. Comme dit Maïmonide, la raison ne peut pas nous indiquer ce que Dieu est, elle peut simplement nous indiquer ce qu’il n’est pas. Mais, ce faisant, elle nous indique quand même l’essence du divin.

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