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Writer's pictureRav Uriel Aviges

Nasso 5769


Le talmud dit qu’un homme ne peut comprendre la pensée de son maitre que 40 ans après l’avoir écoutée. Le talmud dit ailleurs qu’un homme apprend beaucoup de ses maitres mais qu’il apprend bien plus de ses élèves.

En combinant ces deux passages du talmud on peut arriver à la conclusion qu’il faut beaucoup plus de quarante ans à un homme pour arriver à comprendre le message de ses élèves.

Ce cours est basé sur une question que j’avais reçue d’une élève il y a plusieurs années. Sur le coup, je n’avais pas compris la question, (ce qui ne m’a pas empêché de répondre par des tas d’âneries, bien au contraire). Aujourd’hui encore, je ne suis pas sûr d’avoir vraiment compris l’ampleur de la question, et je suis encore moins persuadé d’avoir trouvé une réponse claire à cette question, mais je pense être capable de dégager une partie de l’aspect de sa problématique.

Voila la question que m’avais demande Nathalie Debache “Comment peut-on me demander de (me) rattacher à un passé aussi lointain que le don de la Torah ou la vie des Avoth, et de me projeter dans un futur aussi fantasmatique que la Révolution Mashiah' ?”

1- “La chute des générations” et le messianisme

Le midrash “Yalkut Chimoni” compare deux passages de la bible. Le premier passage c’est la haftarah de la parasha de Nasso, où un ange annonce la naissance de Samson à la mère puis au père de Samson. Après avoir reçu la visite de l’ange, le père de Samson “Manoah” pense qu’il va mourir, car il sait que l’on ne peut pas voir D et survivre. La femme de Manoah, rassure son mari et elle lui dit “si D s’est dévoilé à nous pour nous annoncer la naissance d’un enfant, c’est une preuve que D veut nous laisser en vie.” Le midrash explique que la mère de Samson était terrifiée, elle aussi, comme son mari, par l’apparition surnaturelle de l’ange, et que si elle avait vu un deuxième ange elle n’aurait pas pu garder son calme. Le midrash compare l’annonciation de la naissance de Samson, à une autre annonciation faite dans la bible, c’est l’annonciation faite à Hagar de la naissance d’Ishmaël.

 (Je pense que dans la bible ces deux récits sont les deux seules naissances qui sont annoncés à une mère par un ange, il semble que le midrash veuille nous inviter à faire une comparaison entre la personnalité de Samson, qui suit ses yeux et la spontanéité de ses sentiments, et Ishmaël qui est aussi un homme sauvage qui habite les déserts et qui à la haine de la culture. Il semble que la bible nous invite à identifier ces rapports à la spontanéité antisociale, à la lumière de la projection qu’une mère fait dans le futur de son enfant. Mais ce n’est pas le sujet du cours.)

Dans le texte de la Genèse, Hagar est visitée par cinq anges, et elle n’est pas terrifiée par ces rencontres surnaturelles. Le midrash conclu en disant que “les ongles des patriarches ont plus de valeur que le ventre des enfants”, c’est à dire qu’Hagar qui n’est que l’ongle des patriarches, puisqu’elle était l’esclave de Sarah, avait un rapport au surnaturelle plus élevé que Manoah, qui est un descendant directe des patriarches, puisque Hagar peut voir et dialoguer avec des anges sans avoir peur alors que Manoah est terrifié par la vision d’un seul ange.

Le midrash ici met le doigt sur un concept que l’on retrouve ailleurs dans le talmud; “la chute des générations”. Les générations vont en descendant et en s’appauvrissant spirituellement, nous ne sommes pas au niveau des anciens.

Pourtant, ce concept de “la chute des générations”, (qui justifie en partie le fait que l’on ne puisse plus changer quoi que se soit à la halacha établie dans les générations antérieures), semble être en contradiction avec la foi messianique.

En effet, si on croit au messie et que l’on pense que l’histoire a un sens, donc une finalité qui la justifie, on est obligé de croire du même coup, qu’il y a une sorte de progrès dans l’humanité, et pas une décadence ou une chute!

Penser qu’il y a une chute dans l’évolution l’humanité, c’est penser que l’histoire est absurde, or le messianisme veut donner un sens à l’histoire.

Comment nos maitres peuvent-ils donc conjuguer d’une part la nostalgie du passé en languissant un paradis de plus en plus perdu, et d’autre part la foi dans l’avenir messianique.

2- Commémoration et absurdité

On doit à Jean François Lyotard une interprétation extraordinaire d’un passage du talmud dans le traité de Taanit. (on peut encore écouter ce commentaire ici, il est à noter que ce cours comprenait toute une critique de Lyotard sur l’interprétation des textes hassidiques faite par Levinas, où il proposait une lecture divergente de celle de Levinas sur les écrits de Buber, toute cette partie a été coupée, mais on peut encore consulter ce cours aux archives de l’INA)

Le talmud dans le premier chapitre de Taanit dit “il y a une Jérusalem céleste qui correspond à la Jérusalem terrestre”, Lyotard explique ce passage du talmud de la manière suivante ; dans les civilisations antiques et pour le judaïsme orthodoxe, ce qui fait sens c’est la commémoration. Il y a pour ces cultures un modèle premier qu’il faut copier, c’est cette commémoration qui donne un sens à l’action.

Lorsque les juifs bâtissaient une ville, ce qui faisait sens dans cette construction ce n’était pas “le mieux être” ou le confort que la ville allait procurer à ses habitants, ce qui faisait sens dans cette action humaine c’est qu’elle était la commémoration et la copie d’une ville première idéale qui existait depuis toujours.

C’est ce que le talmud veut dire en disant “il y a une Jérusalem céleste qui correspond à la Jérusalem terrestre”. Le sens de l’action humaine dans le monde ce n’est pas le progrès, c’est la nostalgie d’un passé idéal.

Le problème de cette pensée juive antique c’est qu’elle crée un mode d’existence binaire, avec des moments tout noir et d’autre moment tout blanc. Car dans cette optique nostalgique tout ce qui peut être une copie du passé “fait sens”, mais tout ce qui n’est plus une copie du passé devient automatiquement absurde.

Par exemple si je mets les tefillins pour revivre la sortie d’Egypte, ce “qui fait sens” c’est le fait de revivre cet événement prodigieux, où D se dévoile clairement dans la création, le sens de la mitswah vient du fait que je peux me projeter dans ce passé idéal et le revivre. Mais lorsque j’enlève les tefillins et que je suis confronté au présent de la réalité, qui n’est pas un dévoilement de la présence divine aussi clair que la sortie d’Egypte et ses miracles, alors je suis confronté à l’absurde.

Si l’accomplissement de la torah devient le sens de la vie, alors mécaniquement la vie elle même dans l’instantanéité de son présent devient absurde.

Le fait que les juifs qui étudient à la yeshivah ne veulent pas sortir de la yeshivah pour affronter le monde de l’action, ce n’est un phénomène moderne lié à une circonstance donnée, au contraire, cette difficulté qu’il y a à quitter le monde du passé idéal pour se confronter au présent est centrale dans le judaïsme, et on la retrouve dans toutes les actions de la religion juive.

Lyotard explique que l’idée messianique judéo chrétienne c’est une volonté de nier cette pensée nostalgique de l’eternel retours, pour donner un sens à la vie et à l’histoire comme réalisation dans le présent.

La foi dans le messie c’est une volonté de redonner un sens à la vie dans son présent et son accomplissement spontané.

Ce que Lyotard ne remarque pas c’est que les deux conceptions du sens, c’est à dire la conception de l’eternel retour, et la conception du progrès messianique continuent à coexister en parallèle dans le judaisme sans se contredire l’une l’autre. Il semble donc qu’il y a une relation de complémentarité entre les deux idées du sens et non pas une relation antagoniste, il faut cependant comprendre comment ca marche.

3- Le dialogue entre rabbi Akivah et Pappus ben Yehudah

A la lumière de cette explication de Lyotard sur le talmud dans Taanit on peut comprendre un autre passage du talmud dans Avodah Zarah. Au début du traité d’Avodah Zarah le talmud rapporte un dialogue entre Pappus ben Yehudah et rabbi Akivah.

Rabbi Akivah continue à enseigner la torah en publique malgré l’interdiction de l’empire romain qui condamne de peine de mort celui qui enseigne la torah publiquement. Pappus ben Yehudah demande à rabbi Akivah des explications sur son comportement suicidaire, ne vaudrait-il pas mieux ne plus étudier la torah publiquement et chercher des compromis avec Rome? Rabi Akivah répond à Pappus ben Yehudah en racontant une parabole où un renard demande aux poissons de sortir de l’eau pour qu’ils soient protégés des filets des humains. Dans cette parabole les poissons répondent au renard en disant “si déjà nous avons peur de toi, renard, lorsque nous sommes dans notre élément, l’eau, à plus forte raison que nous avons peur de toi si nous sortons de l’eau!”. Ainsi rabbi Akivah dit a Pappus, si déjà nous avons peur de la culture des romains lorsque nous étudions la torah qui est l’eau dans laquelle nous vivons, à plus forte raison que nous avons peur de cette culture si nous sortons de l’eau.

Le talmud raconte que Pappus ben Yehudah qui collaborait avec le gouvernement romain a été exécuté par ce gouvernement le même jour que rabbi Akivah, pour des raisons futiles. Pappus ben Yehudah est mort en disant “sois heureux toi rabbi Akivah, puisque tu es mort pour un idéal, alors que moi je meurs de manière absurde”.

On voit bien ici que rabbi Akivah compare la torah à l’eau dans laquelle vivent les poissons, il dit aussi que lorsque les poissons sortent de l’eau ils meurent tout de suite. Dans ce parallèle on retrouve bien la dualité exprimée par Lyotard, où tout acte religieux qui commémore un idéal crée du sens, (les poissons dans l’eau) tout en rendant la vie dans sa réalité présente tout à fait absurde, (lorsque l’homme sort de la commémoration du passé) (le poisson hors de l’eau qui meurt).

De plus, il est éclairant de savoir que pour le talmud, Pappus ben Yehudah est le père de Jésus. Ce dialogue montre bien la dialectique qu’il y a entre le judaisme rabbinique de rabbi Akivah et le christianisme.

Pappus veut abandonner le sens de la commémoration nostalgique qui empêche Israël de se révéler dans l’universel et dans l’accomplissement de l’histoire, alors que rabbi Akivah pense au contraire que la survie d’Israël vient de sa volonté de commémorer un passé, et que c’est cette commémoration qui assure l’éternité d’Israël.

La mort de Pappus ben Yehudah est à prendre comme une leçon philosophique, si un peuple veut avoir un message universel qu’il réalise dans l’histoire, lorsque le message aura été transmis à tout l’univers cette nation n’aura plus de raison d’être et elle disparaitra en se dissolvant parmi les autres nations, car une nation qui n’a plus d’idéal ni de raison d’être disparait (Hegel). Par contre, une nation qui vit dans la commémoration de l’éternel retour garde toujours un sens et une raison d’être et une nation qui a une raison d’être est condamnée a être éternelle.

C’est ce que Pappus dit à rabbi Akivah “soit heureux rabbi Akivah puisque tu meurs pour un idéal” or si quelqu’un meurt pour un idéal il ne meurt pas vraiment.

4- La répétition dans la nature et l’étrangeté de l’homme

Pour essayer d’expliquer comment il peut y avoir une complémentarité entre la commémoration du passé et la foi dans l’aboutissement du futur je voudrais partir d’une constatation.

Il y a deux types de répétition, il y a la répétition du cycle de la nature d’une part, et d’autre part il y a la repetition de l’action humaine.

La répétition infinie du cycle de la nature est vue par l’homme comme une absurdité, c’est ce que le roi Salomon dit: “tout est vanité”, car tout recommence infiniment, il n’y a rien de nouveau sous le soleil, les rivières courent à la mer, mais la mer n’est jamais remplie. La répétition infinie du cycle de la nature est absurde pour l’homme.

D’autre part il y a la répétition de l’action humaine où l’homme cherche à commémorer un passe idéal en recommençant toujours la même action, ces actions de répétitions sont au contraire créatrices de sens.

Par exemple, lorsque je mets les tefillins et que je fais la prière tout les jours en voulant calquer une priere idéale, alors, dans cette volonté de répétition je donne un sens à mon action.

Prenons un autre exemple, lorsqu’une une femme met du maquillage pour ressembler à la photo idéale du magazine, elle donne un sens a son action dans la volonté de répéter un model donné.

Dans la conduite humaine la répétition est créatrice de sens.

Faisons une deuxième constatation. Si l’homme a voulu changer le monde dans lequel il habite par l’innovation technologique et la culture, c’est pour briser l’angoisse que représente pour lui la répétition du cycle de la nature.

L’homme cherche le changement dans le monde pour briser le cycle absurde et incessant de la répétition de la nature, dénoncé par Salomon.

L’homme crée une ville ou un iPod pour ne plus être obligé de voir aujourd’hui le monde d’hier. L’homme cherche à changer le monde pour lui donner un sens par ce changement. L’homme pense donner un sens au monde en le transformant.

Troisième constatation, plus l’homme change le monde plus il se sent étranger au monde et plus il est difficile pour lui de s’assumer en tant qu’homme.

L’homme se sent coupable de dénaturer le monde, de plus l’homme se sent étranger et en décalage dans un monde dénaturé en constant progrès. L’homme est effrayé de son propre impacte sur la nature, et il se sent étranger dans le monde qu’il a transformé.

Quatrième constatation, l’homme doit se rattacher à l’habitude de la commémoration pour ne plus se sentir coupable de changer le monde et pour se sentir encore chez lui dans le monde. L’homme commémore la nature première pour accepter le progrès qu’il a créé. C’est le sens des fêtes religieuses qui commémorent les moissons et le travaille de l’homme dans les champs. Par la commémoration, l’homme devient capable d’accepter la transformation qu’il a créée dans la nature.

Conclusion: on peut donc déduire qu’il y a une complémentarité entre la temporalité de la commémoration et la temporalite du progrès, entre la foi dans le messie et la nostalgie du passé. Il est vrai que la nostalgie du passé rend le présent absurde, mais cette sensation d’absurdité crée une dynamique du changement, et pousse l’homme à intervenir dans le présent, dans un deuxième temps l’action dans le présent va obliger l’homme à commémorer le passé avec plus de ferveur.

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