Chavouoth et Pessah, la musique et le temps
Dans la parasha de la semaine, Nasso, la torah décrit deux sortes de travaux que les lévites devaient accomplir dans le mishkan l'un est "le travail de porteur", les lévites devaient porter les ustensiles et le temple portatif dans le désert, et le deuxième travail des lévites est le "travail du service", ou "le service du service", c'est à dire le fait de jouer de la musique au temple avec des harpes et des tambourins lorsque l'on apportait les sacrifices. L'expression employée dans la torah pour décrire le rôle de la musique dans le temple est assez étrange, "avodath avodah", Rashi traduit cette expression comme étant "un service qui sert un autre service", c'est a dire que la musique est un service qui s'adresse à D au même titre que les sacrifices, cependant Rashi remarque que la musique même si elle est orientée et adressée à D n'est pas envisageable comme un service autonome. Pour Rashi, la musique comme les sacrifices est orientée à D comme les sacrifices, c'est un "service" et non pas un travail.
Le Maharal par contre s'oppose à Rashi sur ce point, il explique que la musique n'est pas à proprement parler un service orienté à D, il pense qu'il faut comprendre que la musique dans le temple est "un travail pour le service". Ce que le Maharal veut dire c'est que la musique dans le temple peut être comparée aux habits des prêtres dans le temple, les habits des cohanim sont là pour honorer l'homme lorsqu'il sert D, les habits des cohanim ne sont pas, à proprement parler, un service à D par ce qu'il ne sont pas orientés à D, ils sont destinés à l'homme et doivent l'aider à servir D. Il en est de même pour la musique, selon le Maharal, la musique dans le temple n'est pas orientée à D, elle est destinée aux prêtres et elle doit aider les prêtres à s'élever spirituellement lorsqu'ils servent au temple.
L'idée du Maharal de la musique qui sert à l'homme à s'élever dans la spiritualité pour l'amener jusqu'à la prophétie trouve sa source dans le talmud de Pesahim 117a où le talmud montre comment David et le prophète Elisha arrivaient à recevoir l'esprit saint en écoutant de la musique. Le talmud interprète ces passages de la bible en expliquant que la conscience de D ne peut venir à l'homme si il est dans la paresse, ou si il est triste, ou si son esprit est léger, ou même dans le rire euphorique, le conscience de D ne peut venir qu'à travers la joie de la mitswah, c'est à dire une joie qui ne soit pas une sensation que l'homme reçoit passivement mais une joie que l'homme arrive à faire naitre en lui même de manière active et cette joie c'est la joie de la musique.
Dans Samuel on nous montre même le cas unique d'une prophétie venant de D mais qui pousse Saul à faire le mal un esprit mauvais venant de D, mais même dans ce cas l'esprit prophétique mauvais est orienté vers le bien par la musique.
Il semble que la musique permette à l'homme de sortir de la perception du temps et lui permette de s'évader de sa situation présente pour lui permettre de s'élever spirituellement. On voit bien qu'au lendemain de Pessah les juifs doivent apporter au temple une offrande de farine d'orge qui est la nourriture des animaux, et qu'à Chavouoth ils apportent deux pains, qui symbolisent la nourriture de l'homme, cette différenciation au niveau des offrandes semblerait indiquer que le niveau de Chavouoth est supérieur à celui de Pessah, pourquoi?
Lors de l'ouverture de la mer rouge les juifs font un chant dans ce chant ils disent "celui ci est mon D et je vais le glorifier", Rashi cite le midrash qui dit "la plus petite servante a pu voir sur la mer rouge ce que les plus grand prophètes d'Israël n'ont pas vu, par ce que lors du chant de la mer rouge chaque juif a pu voir clairement le visage de D, avec une telle clarté qu’ils pouvaient le montrer du doigt". Or, même lors du don de la torah seul quelques personnes ont pu voir l'image de D sur le mont Sinaï, et cette élite a été condamnée à mort, pour avoir contemplé D d'une manière inadéquate, il se trouve donc que le niveau atteint par les juifs lors de la sortie d'Egypte était supérieur à celui des juifs lors du don de la torah.
Mais, si c'est le cas comment comprendre que D a demandé une période de 50 jours pour préparer les juifs à la révélation du mont Sinaï, comme si les juifs devaient durant cette période s'élever à un niveau de spiritualité supérieur, nous avons bien vu qu'au contraire le niveau de prophétie de la sortie d'Egypte était un niveau supérieur de révélation.
Il faut s'interroger aussi sur la méthode de la préparation des juifs au don de la torah puisque tout ce que D demande durant cette période c'est uniquement de compter les jours, le compte du Omer, en quoi ce compte peut il amener à une élévation spirituelle supérieure ?
Ce dernier point nous amène à penser que la différence fondamentale entre Pessah et Chavouoth ainsi que la différence fondamentale entre l'homme et l'animal c'est la conscience du temps. C'est a dire qu'à pessah le rapport à D est un rapport à travers la musique et le chant qui fait que l'homme perd conscience du temps, comme l'animal qui n'a pas de conscience clair du passé, du présent ou du futur, dans cette conscience d'abandon à la musique qui transporte hors du temps, l'homme peut atteindre des niveaux de spiritualité supérieurs à ce auxquels il peut aspirer lorsqu'il est conscient du temps, c'est pour cela que les juifs ont vu sur la mer rouge D d'une manière plus clair que ce qu'ils ont vu lors de la révélation du Sinaï, mais ce rapport à D, qui passe par l'oubli de la conscience du temps est un rapport animal, l'homme qui fait le pain qui transforme le monde retrouve par le don de la torah, qui est un code moral, le rapport à D qui s'inscrit dans le temps, même si ce rapport est inferieur en ce qui concerne l'osmose et l'unité avec D, il est supérieur dans le sens où il rend l'homme actif dans sa relation, c'est au mont Sinaï que les juifs on reçu le pouvoir d'interpréter la torah et qu'ils ont reçu le pouvoir de décider la halacha en vertu du texte même si D est en désaccord avec eux (comme le talmud le dit dans Baba Mestia avec la fameuse histoire du four démontable).
Cependant cette idée du Maharal qui voit la musique comme une manière pour l'homme d'échapper à la conscience du temps, pour s'élever dans la spiritualité, peut être contesté par le fait que justement c'est par la musique que le temps était perçu dans le service du temple.
En effet chaque jour au lever du soleil un sacrifice était offert et un autre au couché du soleil, rien ne différenciait, les jours les uns des autres si ce n'est la musique qui était jouée par les leviim, à chaque jour correspondait un chant différent, c'est le chant qui destinait de manière clair le sacrifice comme correspondant à un certain jour, le talmud dans Rosh Hachana dit que pour sanctifier le nouveau mois, il fallait que les témoins qui avaient vu la nouvelle lune arrivent assez tôt pour que les lévites aient le temps de chanter l'hymne du nouveau mois, on pouvait apporter le sacrifice du nouveau mois dans le doute même si on ne savait pas si c'était aujourd'hui le premier jour du mois, ainsi on ne pouvait pas dire le chant du nouveau mois dans le doute, par ce que le chant était la marque de la conscience du temps dans le Beth hamikdash.
Cette constatation nous montre que l'interprétation du Maharal sur le chant comme oubli de la conscience du temps est peut être insuffisante et qu'il faut ajouter la conception de rachi sur la musique pour en avoir une idée complète, pour Rashi nous l'avons vu la musique ne s’adressait pas aux prêtres mais à D.
Qu’est ce que ca veut dire?
Le service du temple était avant tout basé sur le rythme de la nature, les sacrifices avaient des heures très précises un au lever du soleil l'autre au couché du soleil, ainsi que certain sacrifices spéciaux qui sont liés à la nouvelle lune Roch Hodech, et des sacrifices liés aux passages des saisons le "Omer" au printemps, les pains au début de l'été etc. L'idée du service du temple c'était de lier par les sacrifices le rythme de la nature avec l'éternité supra temporelle de D. Selon Rashi le rôle de la musique c'était de lier le rythme de la temporalité de l'homme à l'éternité de D. les jours de la semaine etc. sont des perceptions humaines du temps, c'est cette perception qu'il fallait lier à l'étreinte de D en adressant de la musique à D. Selon Rashi le temple servait à lier trois dimension du temps la dimension de D, celle de la nature et celle de l'homme.
Pour Rashi la musique n'est plus vue comme une sensation à laquelle l'homme s'abandonne passivement dans l'oublie de soi, mais, au contraire la musique est un rythme qui projette l'homme dans le présent de l'action et le pousse à agir.
Cette double temporalité de la musique celle du Maharal, où la musique est vue comme la fuite du rythme du temps et dans un présent infini, et celle de Rashi où la musique est vue comme un rythme qui pousse toujours vers le futur, se retrouve dans la relation à la torah, on peut accomplir la torah dans une fuite vers le futur et l'action morale comme Nahmanide dit "cherche toujours à étudier quelque chose que tu pourrais accomplir, et lorsque tu as étudié quelque chose, lorsque tu "te lèves?" de livre, cherche dans ce que tu as étudier pour savoir si il y a quelque chose que tu pourrais accomplir" , c'est l'étude de la torah dans le sens moral et pragmatique, c'est la relation à la torah de Chavouoth qui passe par la relation au temps.
Mais il y a aussi une manière d'étudier la torah uniquement pour faire la volonté de D et se délecter de la présence divine, en perdant conscience de soi, c'est ce que la Mishna dans Pirkei Avoth dit "le plaisir que l'on éprouve en faisant une mitswah peut être plus grand que toutes les délectations du monde futur."
Ce qu'il faut remarquer c’est que la même action, la même mitswah peut être vécue dans un sens rythmique qui pousse à l'action, ou dans un sens contemplatif, de la même manière que le même morceau de musique peut être écouté de deux manières, soit pour danser ou laver la vaisselle dans un sens rythmique, soit pour s'oublier et se perdre dedans. Dans la torah comme dans la musique il y a une unité organique entre l'essence de la chose et sa forme, entre son état et son mouvement.
Maimonide dans les lois de la techouvah dit chap. 10 halacha 2 "un homme doit accomplir la torah et les mitswoth par ce qu'ils sont la vérité et par ce que le bien va en découler", il y a une contradiction dans cette phrase, si il faut faire la torah par ce qu'elle est la vérité, je dois la l’accomplir même si le bien n'en découle pas, mais, si c'est le bien que je cherche, pourquoi Maimonide a-t-il besoin de parler de la vérité? Je devrais faire la torah même si elle était fausse puisque elle apporte le bien? Le bien et le vrai sont deux absolus qui se contredisent l'un l'autre, comment Maimonide peut-il les lier?
Cette contradiction peut être étendue sur n'importe quelle philosophie, si le bien est un état à vivre, toute action ne peut être le bien, cela voudrait dire que le bien ne peut justifier aucune action, mais, si le bien est une action, il ne peut être un but puisque lorsque l'action aura disparu le bien aussi aura disparu.
Seule la musique permet de résoudre cette contradiction morale et philosophique, c'est pour cela que la morale est avant tout une musique, comme disait Nietzche, et comme le disait le talmud avant lui "il n'y a de musique que dans la torah", toute morale présuppose une double temporalité chez l'homme, celle de Rashi et celle du Maharal, c'est le sens du Omer qui relie pessah à Chavouoth.
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