Le talmud (Roch Hachana 16b) dit qu’à Roch Hachana trois livres sont ouverts. Le livre de la vie, le livre de la mort et le livre « des gens du milieu » (les benonim). Les « tsadikim » sont inscrits dans le livre de la vie, les « rechaim » sont inscrits dans le livre de la mort, et le verdict des « benonim » (les gens du milieu) est suspendu jusqu’à Yom kippur. Si les « benonim » font techouvah durant cette période, ils sont inscrits dans le livre de la vie, et sinon, ils sont inscrits dans le livre de la mort.
Ce passage du talmud met en relation des concepts qu’il ne définit pas. Le talmud n’explique pas ce qu’est un « tsadick », ni ce qu’est un « Racha » ou un « Benoni ». De plus, les concepts de « livre de la mort » et « livre de la vie » sont aussi peu clair. En effet, comme le remarque Tossafot, si le livre de la vie c’est le livre où sont inscrits ceux qui vont survivre dans ce monde cette année, cela voudrait dire que tout ceux qui meurent sont des rechaim, et que tous les vivants sont des justes, or c’est peu probable. Beaucoup de justes meurent jeunes et beaucoup de « rechaim » ont une longue vie. Tossafot explique que la vie de laquelle il est question dans le talmud c’est la vie éternelle du monde futur.
Mais, cette réponse de Tossafot nécessite encore un éclaircissement. En effet, pourquoi serait-on jugé sur la vie du monde futur chaque année de notre vie terrestre ? Le fait que le talmud parle « d’inscription dans un livre » semble indiquer le caractère irrévocable et indélébile du jugement, or en ce qui concerne le monde futur, rien n’est jamais acquis jusqu’au jour de la mort. Un juste peut démériter à la fin de sa vie et un rasha peut faire techouvah juste avant de mourir.
Même après l’explication de Tossafot, on ne comprend toujours pas sur quoi porte exactement le jugement de Roch Hachana.
Une autre difficulté apparait lorsque le talmud dit (Rosh Hashana 16b) :
« Et rabbi Itzhak a dit : « on ne juge l’homme qu’en fonction des actions de ce moment là. Comme le verset dit « car D a écouté la voix de l’enfant suivant sa situation présente »
Rashi explique que lorsque le talmud dit que le jugement de Roch Hachana est limité « à la situation présente », le talmud vient exclure le futur. D ne tient pas compte dans son jugement de nos actions futures, il tient compte uniquement de nos actions passées. Mais certains de mes maitres avaient l’habitude de dire que le talmud exclue aussi les actions passées du jugement de Roch Hachana.
Pour eux, le jugement de Roch Hachana est limité à la situation à laquelle nous nous trouvons lors du moussaf de Roch Hachana. Cette explication de mes maitres est plus proche de la littéralité du texte du talmud que celle de Rashi. Elle semble probable du fait qu’à Roch Hachana on ne mentionne pas du tout nos fautes passées dans nos prières.
Mais, comment comprendre que le niveau spirituel que nous avons pendant les deux heures du moussaf de Roch Hachana puisse marquer notre vie dans ce monde et dans le monde futur d’une manière indélébile au point que l’on puisse dire que l’on est inscrit pour l’éternité dans le livre de la vie ou celui de la mort ?
Pour répondre à ces questions nous devons d’abord essayer de comprendre ce qu’est un « tsadick » et ce qu’est un « Racha ». Sur ces questions nous sommes très redevables aux recherches de l’Admour Hazaken (rav Shneur Zalman de Lodi) zihrono livraha dans son livre le Tania.
Je vais simplement livrer quelques questions qu’il expose à ce sujet avant de proposer ma propre explication.
D’abord, le Baal Hatania se demande comment il est possible de parler de « tsadick » ou de « rasha » comme étant des états stables de la nature humaine. Il dit que lorsqu’un homme fait une mitsvah, au moment même ou il fait la mitsvah (une bonne action) il est un « tsadick », puisqu’il veut faire le bien et qu’il fait le bien. Par contre, lorsqu’un homme fait une avéra (une faute), même si c’est une avéra très petite, il est un « rasha » au moment où il fait la avéra puisqu’il veut faire le mal et qu’il fait le mal.
Pour le Baal Hatania un homme oscille constamment entre des moments de piété et des moments d’impiété, il n’a pas une essence stable bonne ou mauvaise que l’on pourrait inscrire dans un livre de manière irrémédiable.
De plus, le Baal Hatania cite un midrash plus explicite que le talmud de Roch Hachana sur la définition des concepts de « tsadick » et « rasha » et « Benoni ». Le midrash dit « les tsadikim c’est leur bon penchant qui les juge, les rechaim c’est leur mauvais penchant qui les juge, et les benonim ce sont les deux penchant qui les jugent. ».
Par ailleurs, le talmud de Jérusalem dit que le roi David était un juste parfait, par ce que le roi David « a tué son mauvais penchant ». Alors qu’un des maitres du talmud, Rabah, dit « moi je suis un Benoni ».
Or, le Baal Hatania constate à juste titre que le penchant animal sauvage du roi David est très présent dans son comportement. David a violé plus de 400 femmes, il émascule ses ennemis. Par contre, le maitre du talmud Rabah est décrit comme un homme studieux qui ne sortait pratiquement jamais de la maison d’étude.
Le Baal Hatania s’étonne ; comment peut-on dire que le roi David est jugé uniquement par son bon penchant et qu’il a tué son mauvais penchant, alors que la sensualité et la violence sont très présentes chez lui ?, et comment peut on dire que Rabah est un « Benoni » c'est-à-dire qu’il est jugé par aussi par son mauvais penchant, alors qu’il n’a pratiquement pas vécu de dans la matérialité ?
Le Baal Hatania propose des réponses à ces questions mais je n’ai pas eu le mérite de les comprendre. C’est pour cela que je me sens obligé d’inventer ma propre réponse, la voici.
A la fin de la parasha de Beréchith, lorsque D annonce qu’il va faire venir le déluge, il y a un verset très énigmatique.
En effet, dans le chapitre 6 verset 3, D dit : « mon esprit ne jugera pas l’homme éternellement, du fait qu’il est fait de chair, et ses jours seront 120 ans ».
Que veut dire le début du verset « mon esprit ne jugera pas l’homme éternellement par ce qu’il est fait de chair » ?
Si on met bout a bout les commentaires de Nahmanide du Radak de Rabenou Bahaye et surtout du Baal Haflaah (le rav Horowitz), le Panim Yafot. On peut dégager les idées suivantes.
Premièrement, le mot « yadoun » « juger », peut signifier résider. Ainsi, le verset nous dit que l’esprit divin qui réside en l’homme ne pouvait plus continuer à y séjourner, d’où une nécessité de jugement de la part de D.
Le verset dit que l’esprit divin, l’âme, ne pouvait plus résider dans le corps humain à l’époque du déluge par ce que l’homme « était charnel » (beshegam hou bassar).
Les commentateurs expliquent qu’à travers son corps charnel, l’homme avait transformé la spiritualité divine en matérialité animale. Pour cette raison, D n’a plus le choix que de retirer son esprit du corps de l’homme et d’écourter sa vie qui ne dépassera plus 120 ans.
Le Baal Haflaah (le rav Tsvi Hersch Horowitz) explique dans son commentaire (en se basant sur le Alshih Hakadoch), qu’à chaque fois qu’il est question de jugement divin ce que l’on juge c’est le rapport entre le corps et l’âme.
Une « beraitah » (un enseignement des sages du talmud qui ne fait pas parti du talmud) semble aller dans ce sens, en interprétant ce verset de la genèse le rabbi Yossi le galiléen dit (Avoth de rabbi Nathan 31)
« Rabbi Yossi le galiléen dit, le verset dit « mon esprit ne jugera pas l’homme ». D. a dit je n’associe pas le mauvais penchant au bon penchant, jusqu'à quel point ? Jusqu’au moment où leur jugement n’est pas scellé, mais lorsque leur jugement est scellé, alors, les deux sont coupables dans le péché. »
Cette beraitah exprime clairement le fait que le jugement de D, constitue une unification entre l’âme et le corps. Cette unification est scellée et elle change la nature profonde de l’homme.
L’homme a la capacité transformer la matérialité ne spiritualité, ou vice versa. Il peut, soit instrumentaliser la matérialité a la spiritualité, soit instrumentaliser la spiritualité a la matérialité.
Les hassidim racontent souvent a ce sujet l’histoire d’un rabbi qui s’isolait en cachette loin du monde pendant des heures, une foi, un des hasidim s’est caché et a suivi le rabbi, car il voulait voir ce que le rabbi faisait pendant ces heures d’isolement. Et le hassid a vu que le rabbi ne priait pas, qu’il n’étudiait pas, mais qu’il mangeait une pomme. Lorsque le hassid a vu cela, il est parti voir les autres hassidim et il leur a dit « vous savez ce que le rabbi fait! Il mange une pomme!, moi aussi je peux le faire ! » les autres hassidim lui ont répondu « toi, quand tu manges une pomme, tu ne cherches qu’à remplir ton ventre, la seule raison pour laquelle tu fais une « beraha » avant de manger, c’est par ce que si tu ne la fais pas, tu as peur que l’on te casse les dents et que tu ne puisses plus manger de pomme, alors, tu fais la beraha pour pouvoir manger, mais le rabbi, lui, il mange la pomme pour pouvoir faire la beraha »
Un homme peut attendre le chabath pour pouvoir manger la dafinah, ou Roch Hachana pour manger le « tarfas », dans ces cas la spiritualité est instrumentalisée pour la matérialité.
Un homme peut prier pour que D lui donne de l’argent, dans ce cas la spiritualité de la prière est instrumentalisée pour le matériel, mais un homme peut demander à D de l’argent pour avoir la possibilité de prier, dans ce cas c’est la matérialité qui est l’instrument du spirituel, dans les deux cas l’action de la prière est la même, mais le rapport entre le corps et l’âme est diamétralement opposé.
Le Baal Haflaah développe cette idée en commentant la Mishna dans Pirkei Avoth (fin du chap. 4). La Mishna dit
« Il disait : « ceux qui sont nés sont destines à mourir, et ceux qui sont morts sont destines à revivre. Et les vivant sont la pour être jugés, pour savoir, pour faire savoir et pour qu’il soit reconnu qu’il est le créateur, qu’il est celui qui comprend, c’est lui le juge c’est lui le témoin, que c’est lui le protagoniste. C’est lui qui va juger, qu’il soit béni, car il n’y a pas devant lui, ni mensonge ni oubli, ni favoritisme, car tout lui appartient, et tout dépend du compte (de la majorité des actions). Et ne croit pas que l’enfer est un endroit de refuge pour toi, car contre ton gré tu es né, et contre ton gré tu meurs et contre ton gré tu va être jugé devant le roi des rois, le saint béni soit il. »
La Mishna dit que le but de la vie et de la mort et même le but de la résurrection des morts c’est le jugement. La Mishna dit « ceux qui sont nés sont destines à mourir, et ceux qui sont morts sont destines à revivre. Et les vivant sont la pour être jugés ». La Mishna ne dit pas que le jugement est un moyen qui permet de déterminer qui va vivre qui va mourir ou qui va revivre. Le jugement n’est pas un moyen, c’est un but. La raison pour laquelle on vie et pour laquelle on meurt c’est pour être jugé.
D’autre part, la Mishna nous enseigne que le jugement n’a pas lieu lors de la vie matérielle dans ce monde ou dans le monde spirituel de l’au-delà, mais dans le monde d’après la résurrection des morts. Pourquoi ?
Le Baal Haflaah explique que l’idée de jugement est intrinsèque au lien qui unit le corps à l’âme. (Comme nous l’avons déjà dit le mot jugement et le mot résidence ou enveloppe sont le même mot.) Le jugement ne peut donc pas avoir lieu dans l’au-delà ou seule l’âme est présente, de même le jugement ne peut pas avoir lieu dans ce monde, car l’âme reste absente au monde. D’une certaine manière l’âme n’accroche pas à la réalité de ce monde. Ce n’est que lorsque l’homme ressuscite, quand l’osmose entre le corps et l’âme est parfaite, que le jugement est possible. Le jugement c’est l’établissement d’une nouvelle union entre le corps et l’âme. C’est cette union qui est le but de la vie et le but de la mort.
Dans la bible le chofar est annonciateur de la résurrection des morts. Tous les événements qui ont eu lieu à Roch Hachana on un lien avec la résurrection des morts. Le sacrifice d’Isaac, a eu lieu à Roch Hachana et selon le « Pirkei de rabi Eliezer » (un livre de la beraitah) Abraham a tué Isaac, puis Isaac a ensuite ressuscité. L’histoire de Job a eu lieu à Roch Hachana, et c’est aussi l’histoire d’une résurrection, puisque les enfants de Hob meurent puis ils renaissent. L’épisode de l’enfant ressuscité par Elisha a eu lieu à Roch Hachana. La résurrection des morts c’est la création d’une nouvelle union entre le matériel et le spirituel. C’est sur ce lien que l’homme est jugé à Roch Hachana.
Si David a tué son mauvais penchant, cela ne veut pas dire qu’il avait détruit l’animalité qu’il avait en lui, cela veut dire qu’il avait entièrement instrumentalisé son animalité à sa spiritualité. Rabah pensait de lui-même, que même si il n’avait jamais gouté à la matérialité, d’une certaine manière, son rapport à la spiritualité avait une intention matérielle. C’est pour cela qu’il se conçoit comme « un Benoni » un homme du milieu.
Lors du moussaf de Roch Hachana au moment du son du chofar l’homme a la possibilité de créer dans son cœur une marque indélébile qui l’inscrit, dans une certaine mesure, pour l’éternité dans le livre de la vie.
Le Sabah de Slabodkah (le rav Nathan Tsvi Finkel) disait à propos de ses élèves : « je ne sais pas si ils auront le olam habah (le monde futur), mais je suis sure qu’ils ne profiteront pas de ce monde la ! »
Ce que le Saba de Slabodkah voulait dire par cette phrase, c’est que l’enseignement qu’il avait donné marquait tellement ses élèves, que même si par la suite ils abandonnaient le chemin de la religion, ils ne seraient plus jamais capables de gouter pleinement le plaisir de la matérialité, par ce que l’emprunte de la spiritualité était trop forte en eux. Ses élèves étaient inscrits d’une façon indélébile dans le livre de la vie spirituelle.
A Roch Hachana, lorsqu’un homme écoute le son du chofar et qu’il fait la prière, il arrive à vivre pendant 2 heures dans l’état ou il sera après sa mort et après sa résurrection. Pendant 2 heures tous les ans nous vivons comme si le messie était déjà venu.
Chaque année, cette expérience nous marque pour l’éternité, et elle nous permet de vivre plus spirituellement le reste de l’année qui vient. Le jugement de Roch Hachana est un jugement dans l’instant sur notre rapport à l’éternité. A Roch Hachana nous sommes jugés sur la capacité que nous avons de sentir la vie éternelle qui est en nous.
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